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L’éternel tango de l’accouchement – Bilan d’une historienne engagée.

Extrait d’un texte d’Andrée Rivard, Ph.D. en histoire, chargée de cours à l’UQTR

La publication originale et intégrale de ce texte se trouve dans le MAMANzine , vol. 19, no1, oct. 2015, pp.7-8.

Ce qui me marque le plus lorsque j’observe ce passé, c’est le temps infini qu’il a fallu mettre pour franchir un pas, puis un autre, avant d’en arriver où nous en sommes, c’est-à-dire atteindre un maigre 3% de femmes enceintes qui ont accès à une sage-femme alors que, selon les sondages, le quart des femmes en âge de procréer souhaitent accoucher ailleurs qu’à l’hôpital. Juste 3%. Jusqu’à la publication de mes propres recherches, les divers observateurs et observatrices avaient pris l’habitude (et même les chercheurs du milieu académique, faute de travaux scientifiques leur permettant d’affirmer autre chose) de faire remonter aux années 1970 la résistance des Québécoises à l’égard du modèle médicalisé de l’accouchement. Pourtant, c’est beaucoup plus tôt, dès les années 1950, avec le transfert quasi-obligé de l’accouchement du domicile vers l’hôpital, où s’est affirmé le nouveau modèle axé sur la gestion active de l’accouchement, que des femmes ont commencé à y résister. Cette résistance était plus ou moins visible car elle se passait dans la relation privée femme-médecin. De plus, elle n’a pas eu de retentissement médiatique comparable aux échos qu’auront durant les années 1970 et 1980, chaudes années du féminisme, les vives dénonciations relatives aux difficiles conditions de l’accouchement de l’époque. Cette conscience que j’ai acquise à l’égard d’une très longue durée d’attente et de patience de femmes me rend particulièrement fébrile et pressée. Je me sens de plus en plus indignée et fâchée face à une situation où l’immobilisme m’apparaît être savamment entretenu. « Fâchée », oh le gros mot ! En ce monde où il semble qu’on doive toujours être positives, réfléchie, « posée », quand on veut être prises au sérieux, la colère –débordement émotif irraisonné – est rarement bien accueillie. Pourtant, elle permet de regarder les choses bien en face et de brasser un peu ses semblables : « Allez les femmes, c’est le temps de prendre conscience de la réalité des choses ! C’est là, tout de suite, qu’on doit exiger le respect puisqu’on ne nous l’offre pas comme s’il allait de soi ».

(Je vous préviens, je continue avec des choses pas disables car, c’est bien connu, on n’a pas le droit au Québec de critiquer les médecins). Ce que j’observe, c’est que depuis plus de 60 ans, il existe une caste patriarcale de médecins qui oriente très fortement la culture de l’accouchement, au sein même d’une société qui se dit pourtant égalitaire et où la plupart des femmes se prétendent libérées. Il est vrai qu’une telle affirmation est injuste à l’égard des médecins, hommes et femmes, qui se sont montrés critiques à l’égard de la pratique obstétricale. Ces médecins sont connus pour leurs idées progressistes et ils ne se sont pas gênés pour les dire et agir dans la mesure de leurs moyens. Ils sont généralement connus des militantes (André Lalonde, Michael Klein, Vania Jimenez, Guy-Paul Gagné et d’autres). Mais voilà : si leurs noms sont si connus c’est qu’ils représentent une exception. C’est là que le bât blesse. Et des exceptions, il y en a toujours eu, elles sont de tous les temps. Le grand problème, c’est la majorité qui ne change pas, ou si peu, ou si lentement que l’on peut parler d’une quasi-immobilité dans le monde obstétrical. On avance un peu d’un côté, puis on recule de l’autre, comme dans un tango (comme tout le monde le sait, ce n’est jamais la femme qui mène dans un tango, elle est plutôt éblouie et subjuguée par ces bras qui la conduisent avec assurance et souplesse…). Ce qui a changé, c’est uniquement la manière d’exercer l’autorité, de plus en plus subtilement. En passant, une autorité doit son efficacité à l’absence de coercition, à l’inutilité de toute justification de la part de celui ou de celle qui l’exerce, elle apparaît comme naturelle et évidente, c’est là toute sa force. L’autorité médicale s’exerce non seulement dans le rapport particulier de la femme avec son médecin, mais aussi dans le monde politique, dans les structures et dans les coulisses, du côté officiel et du côté non-officiel, elle apparaît dans la colonisation de gestionnaires et d’intervenants (qui tirent avantage d’être du côté du plus fort). La variété des moyens, la subtilité et la complexité de l’exercice du pouvoir permettent de contenir les forces progressistes et de ralentir le rythme des avancées attendues et annoncées. Tout cela, on évite de le dire trop haut car on a l’air de diaboliser ou d’être paranoïaques (cette tactique discursive destinée à discréditer la victime a fait ses preuves d’efficacité).

Et que dire de la violence obstétricale ? Ce problème, qui dure depuis très longtemps, s’est intensifié à partir du moment où l’hôpital est devenu le principal lieu de l’accouchement. Ces données sont de mieux en mieux documentées (tout le monde sait ce qui se passe, mais étant donné que pour convaincre et faire bouger, les recherches scientifiques sont indispensables…). J’ai moi-même fournit une assise historique à cette question pour le Québec. D’autres l’ont documenté pour la période actuelle (ou sont en train de le faire), tant au Québec qu’à l’étranger. Quand on envisage cette question dans une perspective historique, ce qui frappe le plus c’est de constater la réaction bien différente de la génération de femmes qui a accouché durant les années 1970 et 1980 par rapport à la plus jeune. Si la première l’a dénoncée haut et fort, la jeune génération est presque silencieuse sur le sujet. Actuellement, les dénonciations viennent surtout des chercheuses et des militantes. Cela me donne l’impression de vivre durant les années 1940, au temps où la vertu féminine s’exprimait dans le « plaire ». Les jeunes femmes paraissent soucieuses de ne pas heurter leur médecin et l’équipe qui l’entoure. Avoir subie des rudesses (justifiées par la nécessité, le manque de temps, l’urgence ou la fatigue, comme de raison), avoir dû supporter des douleurs évitables ou s’être senties indument influencées pour accepter telle ou telle intervention, sont bien peu de frustrations si on les compare à la satisfaction d’accueillir un enfant en santé, n’est-ce pas ?  Comme le soulignait récemment la journaliste Francine Pelletier, « la relation des femmes à leur corps n’a jamais été aussi compliquée, ni aussi douloureuse ».[1] Cette question de la violence entourant l’accouchement est à mettre en perspective avec la violence sexiste systémique à l’égard des femmes qui ne semble pas reculer. Elle devient juste un peu plus subtile, elle aussi… Cette violence entourant l’accouchement est d’autant plus insidieuse qu’elle n’est pas disable (encore !). Elle ne fait pas partie de nos représentations de la violence car elle est associée à un moment heureux de la vie. La dire, c’est un peu renier son enfant et se montrer bien peu reconnaissante à l’égard des soignants (nécessairement) consciencieux et empressés. Le scénario reste le même : on évite de nommer l’agression et l’agresseur, intouchable parce qu’il est le patron, la vedette admirée, le prof, le dévoué député …ou le « bon » docteur.

Ce qui vient empirer la situation, c’est que ces années-ci on a affaire à une génération de femmes qui a de plus en plus peur d’accoucher. Nombreux sont ceux et celles qui l’ont observé. Les jeunes femmes ont une propension particulière à intérioriser les scénarios de peur, de sorte qu’elles sont portées à accepter ce que la médecine obstétricale leur « propose ». Surtout, elles ne veulent pas savoir. Dans mon cinéma intérieur, je les vois se fermer les yeux puis les bander avec du ducktape en ayant pris soin au préalable de disposer des pièces de deux dollars dans leurs orbites pour être certaines de ne pas entrevoir les monstres tous plus effrayants les uns que les autres qui les menacent, laissant à leur superhéros préféré doté de pouvoirs extraordinaires, le soin de combattre pour elles. Ces derniers mois, j’ai eu l’occasion de constater que le fait d’acquérir de nouveaux savoirs par rapport à l’accouchement rend les jeunes femmes enceintes très anxieuses, surtout lorsqu’elles anticipent que ces connaissances seront critiques. Elles ne veulent surtout pas être amenées à douter de l’infaillibilité médicale et à réaliser qu’un accouchement médicalisé peut avoir des effets défavorables, qu’il ne représente pas un progrès pour toutes et que le risque zéro est une illusion. Bref, la confiance qu’elles ont dans leur capacité d’accoucher par elles-mêmes est vraiment à plat quand on la compare à bon nombre de leurs aînées.

Je termine sur une note d’espoir …puisqu’il le faut bien. Actuellement, mon espoir réside dans cette renaissance du féminisme que voit poindre Francine Pelletier. Cette flamme qui brille, je la vois quand je me retrouve devant une classe d’étudiantes sages-femmes qui ont du cœur au ventre, de l’originalité, le sens de la relation et qui n’ont pas nécessairement envie de se ranger (aucune profession ne devrait se permettre de manquer d’autocritique, c’est ce qui la porte en avant et la rend réellement utile). Mon espoir est aussi dans ces femmes intelligentes et passionnées qui permettent au Groupe MAMAN de durer. Il est également dans ces femmes qui ont décidé (ou qui décideront) de ne plus avoir peur de savoir (et qui contamineront peut-être celles qui les entoure), il est dans celles qui n’ont pas peur d’accoucher en comptant d’abord et avant tout sur leurs propres forces et qui le disent haut et fort. J’aime penser que la force du féminisme et celle de chacune des femmes (mère ou pas) prend ses racines dans cette confiance fondamentale d’être capable d’accoucher par soi-même. En fait, je suis prête à en faire le pari !


Livre Andrée Rivard

Andrée Rivard est l’auteure du livre «Histoire de l’accouchement dans un Québec moderne» paru aux Éditions Remue-ménage en 2014.

Pour suivre Andrée Rivard :

Twitter : @ARIVARDhisto

Revue de presse de son livre : http://www.editions-rm.ca/livre.php?id=1605

[1] Second début : Cendres et renaissance du féminisme, Montréal, Atelier 10, 2015, p. 50.

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