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Il y a une forme de violence systémique dans le milieu des cliniques de fertilité

Dans notre parcours de couple infertile, j’ai passé toute une batterie de tests pour trouver l’origine de mes fausses-couches répétées.

Selon les médecins, il y a quelques années (je le spécifie parce que c’est une règle qui tend à s’assouplir ces temps-ci), pour parler de fausses-couches répétées, il fallait que la patiente ait subi 3 fausses-couches consécutives. C’était le critère.

J’ai vécu une première fausse-couche. Puis j’ai vécu une 2e fausse-couche lorsque je suis finalement tombée enceinte 2 ans plus tard, après maints essais et mois de médication hormonale. On s’entend, ici : je parle au « je », mais il va de soi que ces événements, ça se vit à deux.

On n’a pas jugé bon nous faire faire les tests du fameux « bilan fausse-couche » à ce moment-là : ça prend 3 fausses-couches consécutives, c’est la règle.

Il nous a encore fallu 2 autres années pour que je retombe enceinte, et cette fois, j’ai fait une grossesse ectopique : la grossesse était localisée dans ma trompe gauche, qui a fendu, causant une hémorragie interne qui a failli me coûter la vie. J’ai été opérée de toute urgence par une chirurgienne fantastique de compétence et d’humanité: ce fut la chance dans ma malchance, que je souligne parce que je lui serai toujours reconnaissante, et parce que c’est important de souligner aussi ce qu’il y a de beau dans notre système de santé. Mais bref… Suite à ça, j’ai eu des mois de convalescence. J’ai souffert de stress post-traumatique: cauchemars, flashbacks, hypervigilance et autres symptômes anxieux. C’était une conséquence bien naturelle de ce que je venais de vivre. Nous avons pris une pause des essais durant environ 2 ans. Je ne pouvais pas m’imaginer tomber enceinte à nouveau : j’avais peur de mourir. Lorsque nous avons repris rendez-vous avec notre médecin traitant pour reprendre les tests et les traitements, nous n’avons pas pu tout de suite passer la fameuse batterie de tests du « bilan fausses-couches », parce que « même si nous avions perdu 3 grossesses, nous n’avions pas eu 3 fausses-couches consécutives ». Eh non! Une grossesse ectopique, ce n’est pas une fausse-couche sur le plan médical. Qu’on fasse la différence entre les deux dans les livres, ça va, je peux le comprendre. Qu’on se refuse à assouplir la « règle » pour un couple qui est déjà passé par 3 deuils de grossesse, qui est dans ce parcours depuis déjà 7 ans, et qui prend en moyenne 2 ans avant de réussir à concevoir, c’était, selon moi, un manque total de jugement et de gros bon sens. Un manque de respect. Ce n’est pas comme si nous allions profiter du système et « bénéficier » de tests couverts par la RAMQ : nous étions dans une clinique privée et le temps venu, nous avons payé le gros prix pour ces tests. Notre médecin nous a d’ailleurs fait sentir comme si on nous faisait une grosse faveur en nous autorisant à faire ces tests, puisque même si nous avions finalement 3 fausses-couches à notre actif, elles n’étaient pas consécutives: elles étaient entrecoupées par la grossesse ectopique. Bref, selon moi, ça, c’était de l’abus. À mon avis, il y a des manques d’empathie qui constituent de la violence.

Il y a une forme de violence systémique dans ce milieu des cliniques de fertilité. Et là, je vais tâcher d’être prudente, nuancée, et vous dire d’emblée que ce n’est peut-être pas la violence obstétricale/gynécologique typique qu’on a en tête. Mais c’est une violence où on scrute toujours d’abord la femme même si on sait que les problèmes de fertilité viennent aussi de l’homme. C’est une violence où, si on a peut-être une idée de la détresse qui peut habiter les couples qui consultent, on n’en mesure clairement pas l’ampleur et on n’a pas trouvé le moyen d’en tenir compte réellement. On n’en a pas fait une priorité. C’est une violence où on nous encourage à toujours continuer, où on nous fait sentir qu’il ne faut qu’être un peu plus patients alors qu’on est déjà dans cette boue émotionnelle parfois depuis des années. Cette boue émotionnelle, cette détresse, on la nie pratiquement, on ne s’en occupe pas. Ou alors, on la nomme du bout des doigts. On en minimise l’impact psychologique, l’ampleur, en parlant du « stress des traitements » et de « besoin de soutien ». Ce stress et ce besoin de soutien sont bien réels, criants, même, mais ils ne constituent que la pointe de l’iceberg. Je réitère : certains médecins ont nommé, lors d’une consultation, que nous avions un long et lourd parcours et que ça ne devait pas être facile. Ils le savent, ils en reconnaissent l’existence, mais ils n’en mesurent pas tout à fait l’ampleur, l’impact, l’importance. Ils ne mesurent pas la nécessité de mieux connaître la détresse des couples qui les consultent à longueur de journée, du moins pas tout-à-fait. Les enjeux existentiels qui nous font adhérer à la persévérance à tout prix qu’on nous vend comme la seule option possible, une persévérance qui ressemble parfois à de l’acharnement et qui se fait une place dans notre vie au prix de la violence qu’on accepte de se faire soi-même, ça, personne ne nous en parle. Et pourtant, dans ce milieu où des couples vulnérables, fragilisés, souvent endeuillés par des pertes de grossesses viennent consulter et payer de grosses sommes en quête d’espoir, il serait primordial qu’on mette l’ampleur de cette détresse sous la loupe de façon prioritaire. Sinon, la ligne si mince entre une relation de service, dans laquelle un médecin rend service à un patient dans le besoin, et une relation abusive, dans laquelle la vulnérabilité de l’un est instrumentalisée au profit du revenu, du prestige et de la réussite de l’autre, cette ligne mince, donc, se brouille. Immanquablement. La boue émotionnelle, notre médecin ne s’en est pas souciée non plus lorsqu’on nous a appris, lors d’un appel téléphonique quelques jours avant Noël, qu’il y avait finalement un problème important dans les spermatozoïdes de mon conjoint, alors que depuis 7 ans et demi, ce n’était que moi qu’on scrutait à coup d’hystérosalpingographie, de biopsie, de prises de sang, d’échographies et de caméras dans l’utérus. Il aurait suffi de penser à scruter aussi un échantillon de sperme de mon conjoint pour trouver le problème un peu plus tôt, mais ça, ça n’a même pas été mentionné lors de cet appel. Je sais : ce n’est pas directement une violence de la part de notre médecin. Un manque d’empathie, peut-être, dans comment ça a été fait et dit, mais c’est tout. Un manque de tact, peut-être. Mais j’y vois là, par contre, un exemple de la violence systémique subtile propre à ce milieu. On entend parfois dire qu’il est important que les gens n’abandonnent pas leurs traitements de fertilité trop tôt, car cela affecte les statistiques de réussite des traitements. Vraiment? L’important, ce sont les statistiques de réussite des traitements de fertilité? Pourquoi ne pourrait-il pas s’agir d’une saine décision, pour un couple qui considère que ce n’est pas pour lui? Pourquoi abandonner les traitements rapidement, tôt, ou prématurément ne pourrait pas être sain? C’est ça, la mentalité dans ce milieu. On nous donne des statistiques sur les taux de réussite des fécondations in vitro (FIV), mais ces statistiques sont fondées sur 3 cycles de FIV. Autrement dit, on nous dit en lettres majuscules qu’il y a X % de succès en FIV, et en petits caractères, il faut lire que ce pourcentage ne concerne que les couples qui ont fait 3 cycles d’essai. Je n’ai fait qu’un cycle de FIV. Ce cycle nous a donné 3 embryons: il a donc fallu procéder à 3 transferts d’embryons, 3 procédures différentes. Cela s’est échelonné sur un an, pour nous. Un an d’échecs. Mais ça ne constitue quand même qu’un seul cycle d’in vitro, donc selon notre médecin, on ne peut pas parler d’échec. Lorsque nous avons envisagé d’arrêter les traitements parce que nous avions envie de retrouver une vie normale après 10 ans à naviguer dans cet enfer, le médecin qui nous suivait à ce moment-là nous a bien fait sentir qu’après « un seul cycle de FIV », on ne pouvait pas tirer de conclusion, qu’avec 3 cycles, nous aurions beaucoup plus de chances… et ce, même si de l’aveu de tous les spécialistes consultés, nous avions une problématique spermatique que la science ne sait pas encore comment contourner ou réparer. Personne ne peut nous garantir de succès, ça va de soi, mais en gros, ce qu’on nous dit, c’est : « On ne peut concrètement rien faire spécifiquement pour votre problème, mais statistiquement, plus vous vous essayez, plus vous avez de chance de réussir un jour ». Dire ça, c’est une chose. C’est être scientifique, je suppose. Je peux l’accepter. Dire ça à un couple visiblement fragilisé, blessé, ralenti, déjà meurtri par un long parcours difficile et coûteux, sans aussi faire une place dans son discours au droit de choisir autre chose dans la vie et à l’importance capitale de se remettre sur pieds, c’est sournois. C’est une forme de violence. C’est penser à ses taux de réussite avant de penser au bien-être physique et psychologique de ses patients. Un peu comme dans le cas de la violence conjugale, où on sait aujourd’hui que même si la violence psychologique ne laisse pas les mêmes traces physiques que les bleus occasionnés par des coups, elle n’est pas sans conséquence, ce type de violence systémique n’est pas sans conséquence non plus. C’est, en apparence, plus subtil. Mais c’est bien réel.

Pour ma part, je vis aujourd’hui avec les conséquences anxieuses de 10 années à me faire promettre qu’il suffit d’être un petit peu plus patiente, de subir tel test, de me remettre au plus vite de mes deuils et de mes traumas pour pouvoir continuer. Troubles du sommeil, tremblements, palpitations, hypervigilance : c’est ce avec quoi je vis maintenant. J’ai ma part de responsabilité là-dedans… j’ai fait, durant ces 10 années de traitements, ce qui me semblait être la seule option viable : tout tenter pour ne pas avoir de regret. Je l’ai fait de plein gré. J’ai fermé les yeux par moments sur ma douleur, dans un système qui n’y accorde pas d’importance, ou qui, du moins, la comprend mal et n’en tient pas suffisamment compte. Dans un système où on connait pourtant l’existence de nombreuses études qui parlent de ce stress des traitements de fertilité s’apparentant au stress vécu par les patients en chimiothérapie, qui parlent des risques accrus de développer dépression et troubles anxieux chez les femmes traversant des fausses-couches. On connait ces faits, mais personne n’en parle. J’en conclus donc que même si j’ai ma part de responsabilité dans mon vécu, cela ne signifie pas que j’en sois la seule responsable. Ce système, il est là, il existe, et la violence et l’abus en font partie.

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